Imaginez une valise parfaitement ordonnée. Chaussettes pliées, chemises séparées, objets classés par taille et utilité. Cette organisation procure une certaine satisfaction. Mais que se passe-t-il si vous tentez d’y glisser un objet hybride, un vêtement mi-formel, mi-sportif, ou un accessoire à usage multiple ? Vous hésitez, vous forcez, ou vous laissez de côté.
Notre cerveau fait exactement cela avec la réalité : il trie, regroupe, classe. Il catégorise. Et s’il ne sait pas où ranger quelque chose, il le réduit, le déforme ou l’ignore.
Ce besoin fondamental d’ordre cognitif est une arme à double tranchant. S’il nous permet de penser vite et de survivre, il limite aussi notre compréhension du monde, enferme notre jugement et pave la voie aux stéréotypes.
Catégoriser : un raccourci mental ancestral
Dans les années 1970, le psychologue américain David Rumelhart, connu pour ses travaux fondamentaux sur les réseaux neuronaux et le traitement parallèle distribué (PDP), décrivait les catégories mentales comme des “schémas” permettant au cerveau de réduire la complexité du monde à des unités gérables. Quand vous entendez le mot “oiseau”, votre esprit accède automatiquement à un ensemble d’attributs : ailes, plumes, chant, vol.
La catégorisation est donc une stratégie d’efficacité cognitive. Elle simplifie, compresse, modélise. Mais elle le fait souvent au prix de la richesse individuelle des données. Ce mécanisme est profondément enraciné dans notre évolution : il a permis à nos ancêtres de réagir rapidement à des situations menaçantes ou familières, en classant instantanément ce qui était comestible ou dangereux, ami ou ennemi.
La psychologue américaine Eleanor Rosch, célèbre pour sa théorie du prototype en catégorisation, a montré que nous utilisons des “catégories prototypiques” — un rouge-gorge est un meilleur représentant de la catégorie “oiseau” qu’une autruche. Ce biais affecte non seulement notre perception, mais aussi notre jugement moral, social et politique. Ce que nous considérons comme typique devient la norme implicite, et tout ce qui s’en éloigne est vu comme marginal, étrange ou suspect.
Ainsi, catégoriser revient souvent à invisibiliser : les voix atypiques, les formes hybrides, les nuances, les exceptions disparaissent sous le poids du prototype.
Quelle image mentale surgit spontanément en vous si l’on évoque le mot “scientifique” ? Et qui, peut-être, y est invisibilisé ?
De la catégorie à la prison : le poids des étiquettes
Une fois créées, nos catégories deviennent des boîtes hermétiques. Elles filtrent la réalité au lieu de l’éclairer. L’expérience classique de Solomon Asch sur les impressions de personnalité a montré qu’un simple mot (“chaleureux” ou “froid”) pouvait orienter l’interprétation globale d’un comportement. Ce phénomène révèle à quel point notre cerveau aime les raccourcis cohérents : si quelqu’un est perçu comme chaleureux, chaque action ultérieure sera interprétée à la lumière de cette étiquette. L’inverse est tout aussi vrai.
Ce mécanisme porte un nom : l’effet de halo. Il agit comme une lumière unique projetée sur un individu ou un objet, qui colore tout le reste de notre perception. Un détail positif ou négatif suffit à teinter l’ensemble. Cette dynamique renforce les biais de confirmation, solidifie les préjugés, et crée des illusions d’homogénéité.
À force d’utiliser ces boîtes mentales, nous cessons d’interagir avec les personnes, les idées ou les situations telles qu’elles sont, et nous ne voyons plus qu’une projection préfabriquée. La catégorie devient un prisme, puis un masque, enfin une camisole cognitive. Ce qui devait aider à comprendre finit par empêcher de voir.
C’est ici que la catégorisation devient tyrannique : elle ne se contente plus de décrire, elle prescrit. Elle enferme. Elle décide à l’avance ce qui peut être entendu, reçu, cru. Elle confond identité et rôle, singularité et stéréotype.
Micro-exploration : Rappelez-vous d’une situation où vous avez changé d’avis sur quelqu’un. Quelle étiquette mentale aviez-vous apposée ? Qu’est-ce qui l’a fissurée ?
Catégories sociales : entre cognition et pouvoir
La catégorisation n’est pas qu’une affaire individuelle : elle est aussi politique. En sociologie cognitive, on parle de “réification” : le fait de transformer une construction mentale en chose réelle. Le mot “immigré”, par exemple, devient un groupe homogène, déshumanisant les histoires singulières.
Ces boîtes mentales alimentent les stéréotypes, les discriminations, les réflexes de rejet. Elles nourrissent les logiques d’exclusion autant qu’elles rassurent sur notre propre identité. Car la catégorie, c’est aussi le “nous” et le “eux”.
Le philosophe Michel Foucault l’avait pressenti : nommer, c’est déjà exercer un pouvoir. Catégoriser, c’est dessiner les frontières de l’acceptable, du visible, du pensable.
Et vous, quelles catégories sociales utilisez-vous sans les questionner ?
Le cerveau face à l’ambiguïté : intolérance ou moteur ?
Des études en psychologie de la perception montrent que notre cerveau réagit mal à l’ambiguïté. L’image du canard-lapin de Wittgenstein illustre bien ce besoin de stabilité : nous voyons soit l’un, soit l’autre, mais rarement les deux en même temps.
Cette aversion pour l’ambigu nous pousse à classer, à trancher, à choisir une interprétation. Notre système cognitif est conçu pour privilégier la certitude, même au prix de l’erreur. Cela évite l’effort de maintenir plusieurs hypothèses concurrentes actives à la fois, un processus énergivore. Mais dans de nombreux domaines contemporains — identités de genre, dynamiques culturelles, relations interculturelles, intelligence artificielle — l’ambiguïté n’est plus l’exception : elle est la matière même de la réalité.
C’est pourquoi développer une tolérance à l’incertitude, apprendre à habiter les zones grises sans vouloir immédiatement les réduire à du connu, devient une forme supérieure d’intelligence cognitive. Cela implique de résister à l’impulsion de nommer trop vite, de rester en contact avec l’expérience brute avant de la ranger dans nos tiroirs mentaux.
Exercice de perception : Observez une image ambiguë (un cube de Necker, par exemple). Combien de temps pouvez-vous maintenir la double perception avant que votre cerveau ne tranche ?
Défaire les boîtes sans sombrer dans le chaos
Peut-on penser sans catégories ? Probablement pas. Mais peut-on penser malgré elles ? Certainement.
Développer une méta-conscience de nos classements mentaux, questionner leur pertinence, chercher les cas-limites, voilà des chemins d’ouverture. Comme le propose le philosophe Paul Ricoeur, il s’agit moins de nier les catégories que de les rendre réversibles, poreuses, vivantes.
Car chaque catégorie figée est une pensée qui meurt. Et toute pensée vivante, elle, suppose un mouvement, une respiration cognitive. Cela ne signifie pas abandonner toute structure, mais apprendre à rendre nos structures évolutives, sensibles au réel, perméables à l’exception.
S’exercer à repérer les cas qui ne rentrent pas dans nos grilles, à dialoguer avec ce qui résiste au classement, à cultiver une curiosité active plutôt qu’un jugement rapide : voilà des gestes mentaux qui élargissent le champ de notre compréhension.
Quelle est la dernière fois où vous avez changé d’avis sur ce que vous pensiez être « évident » ? Et si cette bascule était le signe d’une cognition vivante ?
Déplier le monde au lieu de le plier
La catégorisation est une fonction essentielle de l’esprit humain. Sans elle, notre cognition serait noyée dans un flot d’informations trop vaste, trop mouvant. Elle structure notre perception, guide nos décisions, stabilise nos repères. Mais cette boussole mentale a un revers : elle peut se muer en carcan. Une carte trop rigide qui finit par nous faire confondre le territoire avec le plan.
Nos boîtes mentales sont comme des origamis psychiques : elles plient la complexité du réel pour en faire des formes manipulables. Mais à force de plier, nous perdons parfois la texture du papier. Ce qui devait éclairer finit par occulter. Ce qui devait nous aider à comprendre finit par nous empêcher de voir.
Penser, ce n’est pas empiler des certitudes, c’est déplier des possibles. C’est accepter que certaines expériences ne rentrent dans aucune case. C’est tolérer que certains visages échappent aux portraits-robots de nos schémas. C’est vivre avec l’inconfort d’une réalité toujours plus vaste que nos grilles.
Et vous, dans quel domaine de votre vie vous surprenez-vous à vouloir tout ranger trop vite ? Quels visages, quelles idées, quels sentiments avez-vous classés un peu trop tôt ? Seriez-vous prêt à les sortir de leur boîte, à les regarder de nouveau, à nu, sans étiquette ?
Micro-exploration proposée : pendant une journée, chaque fois que vous surprenez un jugement rapide surgir (“ce type est…”, “cette personne pense comme…”, “je n’aime pas les gens qui…”), suspendez-le. Notez-le. Puis demandez-vous : quelle boîte mentale ai-je ouvert là ? Est-elle encore utile ? Ou puis-je la redessiner ?
Déplier le monde, c’est aussi se déplier soi. Moins pour s’y perdre que pour mieux l’habiter — avec lucidité, avec nuance, avec une pensée vivante.
Et vous, quelles boîtes êtes-vous prêt à ouvrir aujourd’hui ? Avez-vous identifié une catégorie qui limite votre vision du monde ?
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