Quand le mot n’a plus prise
Il est des insÂtants où les mots tombent, impuisÂsants. Où toute tenÂtaÂtive de décrire ce que l’on vit étouffe l’expérience elle-même. Vous êtes là , debout devant la mer, ou seul dans une chambre blanche. Quelque chose se passe. Et cela ne passe pas par le lanÂgage. Cela ne veut pas se dire. Cela ne peut pas.
Ce n’est pas du silence. Ce n’est pas un vide. C’est un resÂsenÂti sans interÂface. Une préÂsence pure, qui ne se prête pas à la parole. Et pourÂtant, c’est là que quelque chose de plus vériÂdique surÂgit.
Quand le lanÂgage recule, est-ce la fin de la penÂsée ou le début d’une vériÂté nue ?
L’intelligence muette du corps
Le lanÂgage strucÂture, découpe, orgaÂnise. Il met des contours sur ce qui était flux. Mais avant la nomiÂnaÂtion, il y a la senÂsaÂtion. Et cerÂtaines vériÂtés de soi ne s’articulent qu’à traÂvers le corps.
Un frisÂson dans la nuque. Une tenÂsion dans le ventre. Une dilaÂtaÂtion dans la poiÂtrine. Ces réacÂtions ne viennent pas à la suite d’un mot. Elles sont l’expérience.
Le corps, souÂvent reléÂgué au rôle de mesÂsaÂger seconÂdaire, est peut-être le seul qui sache vraiÂment ce qui se vit, sans avoir besoin de le dire. Il est la mémoire antéÂrieure à toute expliÂcaÂtion.
Que se pasÂseÂrait-il si vous cesÂsiez de traÂduire vos senÂsaÂtions en concepts ?
L’inconnaissable connu
Il y a dans cerÂtaines renÂcontres une lucide opaÂciÂté. Vous savez quelque chose, sans pouÂvoir le forÂmuÂler. Vous reconÂnaisÂsez sans idenÂtiÂfier. C’est le moment où la connaisÂsance de soi devient dénueÂment. Non pas ignoÂrance, mais absence de besoin de savoir.
Comme si l’on touÂchait un terÂriÂtoire où l’intellect n’avait pas accès. Ce n’est pas mysÂtique. C’est orgaÂnique. Brut. L’expérience indiÂcible n’est pas un état à atteindre, c’est une fracÂture du sysÂtème de reconÂnaisÂsance habiÂtuelle.
Et dans cette fêille : une clarÂté paraÂdoxale. Rien à expliÂquer. Tout est là .
Avez-vous déjà eu la cerÂtiÂtude de quelque chose que vous étiez incaÂpable de décrire ?
La langue comme voilage : protection ou distorsion ?
ParÂler, c’est se décaÂler. Ce que vous dites de vous n’est jamais vous. C’est une verÂsion réduite, filÂtrée, admise.
Et parÂfois, le mot traÂhit. Il plaque une forme sur un élan. Il déforme. Il réduit. Il rasÂsure.
Mais surÂtout, il empêche de resÂter dans ce qui ne se comÂprend pas. Là où l’on devrait resÂter en susÂpens, le mot vient referÂmer l’expérience. Comme un couÂvercle sur une eau encore chaude.
Le mot que vous cherÂchez dit-il la chose, ou la remÂplace-t-il ?
L’art, cette langue sans grammaire
L’expérience indiÂcible n’est pas le priÂviÂlège du silence. Elle trouve parÂfois un pasÂsage dans le cri d’un vioÂlonÂcelle, la rugoÂsiÂté d’une peinÂture, la lenÂteur d’une sculpÂture japoÂnaise qui ne cherche pas à plaire.
L’art n’explique pas. Il expose. Il ne démontre pas. Il montre. Et parÂfois, il fait être. Il agit comme un miroir sans surÂface. Ce qu’on regarde en lui ne se reflète pas, mais nous altère.
C’est là que la connaisÂsance de soi devient contaÂmiÂnaÂtion. Un déplaÂceÂment non volonÂtaire, une découÂverte qui ne vient pas de soi, mais qui tombe en soi.
Quel geste artisÂtique vous a un jour transÂforÂmé sans vous expliÂquer pourÂquoi ?
Au bord du langage : l’expérience pré-symbolique
Les nourÂrisÂsons vivent sans mot. Et pourÂtant ils resÂsentent, s’organisent, réagissent. Il y a là une preuve : le lanÂgage n’est pas la condiÂtion de l’expérience, mais une surÂcouche.
Dans cerÂtaines praÂtiques extrêmes (priÂvaÂtion senÂsoÂrielle, transe, isoÂleÂment volonÂtaire), des adultes retrouvent cet état limiÂnal. Un espace de perÂcepÂtion sans récit. Une cogÂniÂtion nue.
Là , la connaisÂsance de soi n’est pas réflexive. Elle est fusionÂnelle. Le « je » ne dit plus « je ». Il n’observe pas. Il est.
Osez-vous resÂter dans un moment sans le comÂmenÂter, ni intéÂrieuÂreÂment ni à voix haute ?
Exemples indicibles du quotidien
- Ce moment où vous entrez dans une forêt et que souÂdain, sans raiÂson, vous senÂtez que vous y êtes vraiÂment.
- Cette seconde où, juste avant de dire « je t’aime », vous savez que les mots seront trop petits.
- Cet insÂtant préÂcis où, au milieu d’une foule, vous avez l’impression d’être seul… mais pleiÂneÂment vivant.
Tous ces fragÂments ne demandent aucune anaÂlyse. Ils sont des failles dans le lanÂgage. Et dans ces failles, peut-être, un accès à une forme de vériÂté insaiÂsisÂsable mais indéÂniable.
Qu’arrive-t-il si vous cesÂsez d’interpréter ces insÂtants et les laisÂsez être ce qu’ils sont ?
Pistes d’exploration personnelle
- Vivez une jourÂnée sans énonÂcer vos penÂsées, ni à voix haute ni menÂtaÂleÂment. Que se passe-t-il alors ?
- LaisÂsez un desÂsin, une forme ou un son surÂgir de vous sans cherÂcher à le comÂprendre. ObserÂvez l’efÂfet.
- RapÂpeÂlez-vous un moment d’enfance dénué de mots mais encore préÂsent en vous. Que reste-t-il ?
- ExploÂrez le silence d’une pièce. Que fait-il surÂgir ?
Invitation à poursuivre la descente
CerÂtaines vériÂtés n’ont pas besoin de mots. Elles ne se pensent pas. Elles se vivent. Elles s’inscrivent.
Et vous, quelle est la derÂnière expéÂrience que vous n’avez pas su nomÂmer, mais que vous n’avez jamais oubliée ?
ParÂtaÂgez votre silence en comÂmenÂtaire, ou rejoiÂgnez notre lettre menÂsuelle pour contiÂnuer d’explorer ensemble ces terÂriÂtoires sans langue ni direcÂtion.