Fermez les yeux. Une pensée surgit. Vous entendez peut-être votre propre voix intérieure. Ou une image vous traverse. Qui est ce “vous” qui observe ? Cette impression d’être conscient, cette expérience intime d’exister, d’être soi, d’être “là”… D’où vient-elle ? Et où vit-elle ?
Depuis Descartes jusqu’à Francis Crick, la conscience hante la science comme un fantôme trop réel. Ni réductible à une région du cerveau, ni totalement immatérielle, elle échappe à toute localisation simple. Pourtant, les neurosciences modernes progressent. Lentement. Par approximations, par doutes, par hypothèses.
Cet article explore les dernières percées dans la compréhension scientifique de la conscience : ses possibles sièges, ses modèles théoriques, ses paradoxes. Et surtout, ses limites actuelles.
La conscience : un mot pour mille expériences
Le problème commence ici : la conscience n’est pas une chose, mais une constellation de phénomènes. Ressentir une douleur, reconnaître son visage, se souvenir d’une odeur d’enfance, formuler une pensée abstraite : tout cela est “conscient”, mais selon des degrés, des formes, des temporalités différentes.
Les chercheurs distinguent deux grands types :
- La conscience phénoménale : ce que ça fait d’être vivant, l’expérience subjective pure (qualia).
- La conscience d’accès : l’information accessible, utilisable par d’autres processus cognitifs (mémoire, langage, décision).
Certains ajoutent la méta-conscience, la conscience d’être conscient. Ce labyrinthe sémantique reflète une réalité scientifique : la conscience est un problème à la fois empirique et conceptuel. Et tant qu’on n’en cerne pas les contours, on ne peut en localiser le “siège”.
Le cerveau en réseau : il n’y a pas de centre de la conscience
L’idée d’un “centre” unique de la conscience est aujourd’hui abandonnée. La conscience semble plutôt émerger de l’interaction entre plusieurs réseaux distribués.
- Le réseau fronto-pariétal : lié à l’attention et à la conscience d’accès.
- Le réseau du mode par défaut : activé en introspection, auto-réflexion.
- Les noyaux thalamiques : portes d’entrée sensorielle.
- Le cortex postérieur (précuneus, cortex cingulaire postérieur) : région candidate pour l’unification des expériences.
Les recherches continuent de souligner que la conscience émerge du fonctionnement en réseau de différentes régions cérébrales plutôt que d’un centre unique. L’accès d’une information à la conscience s’accompagne de signatures neuronales caractéristiques, mesurables par EEG et IRMf, telles qu’un ’embrasement’ de l’activité neuronale et l’apparition d’ondes spécifiques comme l’onde P300, particulièrement dans les régions pariétales et préfrontales.
Des patients en état végétatif présentent parfois une activité intacte de certaines zones de ces réseaux. L’IRMf et l’EEG permettent aujourd’hui de détecter une activité consciente même chez des personnes incapables de communiquer. Ce fut un choc éthique et médical.
Mais attention : correlation n’est pas causalité. L’activation d’une région ne signifie pas qu’elle produit la conscience. Elle peut en être un simple référent, ou une conséquence.
La théorie de l’information intégrée : la conscience comme un tout
Proposée par Giulio Tononi, la théorie de l’information intégrée (IIT) définit la conscience comme la capacité d’un système à générer un ensemble unifié d’informations qui ne se réduisent pas à la somme de ses parties.
Elle introduit un indicateur (Φ) censé mesurer quantitativement le degré de conscience. Plus Φ est élevé, plus le système est conscient. Cette approche intègre l’architecture fonctionnelle du cerveau, mais aussi, potentiellement, des machines, des animaux, voire des collectifs humains.
L’IIT est séduisante, mais critiquée : certains jugent son formalisme mathématique difficilement testable empiriquement. D’autres dénoncent son absence d’ancrage biologique clair. Mais elle a le mérite de poser des questions radicales : et si la conscience était une propriété structurelle, et non un processus ?
Global Workspace Theory : lumière sur la scène cognitive
Autre théorie influente : la Global Workspace Theory (GWT) de Bernard Baars, reprise et testée par Stanislas Dehaene. Selon elle, la conscience émerge lorsqu’une information devient accessible à l’ensemble du cerveau, comme si elle était projetée sur une scène théâtrale interne.
La GWT explique pourquoi certaines informations sont perçues consciemment et d’autres non. Elle est soutenue par des données en EEG et IRMf, notamment sur le “saut cognitif” nécessaire pour qu’un stimulus devienne conscient.
Mais elle reste centrée sur la conscience d’accès et peine à expliquer la richesse qualitative de l’expérience (la “couleur rouge”, la douleur, la mélancolie). Pour cela, il faudrait un pont entre fonctions cognitives et vécu subjectif. Pont encore manquant.
Conscience, machines et illusion : l’IA peut-elle sentir ?
Des recherches exploratoires et controversées suggèrent que la conscience pourrait ne pas être strictement limitée au cerveau. Des théories émergentes examinent le rôle potentiel de structures biologiques comme les microtubules (impliqués dans la signalisation cellulaire) et explorent des liens avec la physique quantique. Bien que très spéculatives, ces pistes ouvrent des perspectives fascinantes qui remettent en question notre conception traditionnelle de la conscience comme un produit exclusif de l’activité neuronale.
Avec l’arrivée des modèles de langage et des systèmes intelligents, une question vertigineuse se pose : peut-on simuler la conscience ? Ou même la produire artificiellement ?
Des chercheurs comme Anil Seth ou Joscha Bach proposent que la conscience repose sur des modèles internes du monde et de soi, prédictifs, dynamiques. En ce sens, un système artificiel pourrait, théoriquement, manifester une forme minimale de conscience.
Mais qu’est-ce qu’une conscience sans ressenti ? Sans corps, sans histoire, sans peur ni désir ? Le problème du “zombi philosophique” (un être qui agit comme nous sans être conscient) reste entier.
La science peut décrire les conditions nécessaires à la conscience. Mais comment reconnaître une véritable expérience subjective chez l’autre, surtout s’il n’est pas humain ?
La conscience, un miroir intransmissible
Comprendre la conscience, ce n’est pas simplement la mesurer. C’est réconcilier le dedans et le dehors, le cerveau et l’expérience, le subjectif et le mesurable. C’est envisager que la conscience n’est pas contenue dans une structure localisable, mais qu’elle émerge de l’entrelacement dynamique entre un organisme vivant, son environnement, et ses représentations mentales. Elle serait alors moins un objet à découvrir qu’une interaction à observer, un lien mouvant, fluctuant entre flux neuronaux, langage, mémoire et perception. Le “siège” de la conscience pourrait n’être rien d’autre qu’une topologie relationnelle à plusieurs dimensions, toujours en réinvention.
Relation entre un organisme, un monde, un langage, une mémoire, une attention, mais aussi un rythme, un corps, une temporalité. Il ne s’agit plus de localiser la conscience comme un objet figé dans l’anatomie, mais d’observer comment elle surgit à l’interstice des activités perceptives, des boucles d’anticipation, des échos mémorielles et des modulations attentionnelles. C’est une configuration fluide, instable, d’interactions multiples, parfois synchronisées, parfois discordantes. Une forme de métastabilité où l’identité consciente se construit, se défait et se reconstruit continuellement.
Et si nous ne pouvions jamais la localiser ?
Une théorie auto-organisationnelle récente propose que la conscience émerge dans une zone critique entre des états d’entropie faible et élevée. Dans cet état critique, les réseaux de connectivité fonctionnelle corticale présentent une dimension fractale qui augmente avec le niveau de conscience et diminue chez les patients présentant des troubles de la conscience. Cette perspective suggère que la conscience n’est pas localisable dans une région spécifique, mais qu’elle est une propriété émergente de la complexité dynamique du cerveau.
La conscience est peut-être aussi ce que la science ne pourra jamais enfermer dans une théorie close. Comme l’horizon d’une mer calme : elle est là, à chaque instant, mais recule dès qu’on l’atteint.
Mais ce n’est pas un échec. C’est une invitation : à penser autrement. À croiser la neurologie et la philosophie, l’imagerie et la poésie, les statistiques et l’expérience.
Pour prolonger la réflexion :
- Quand vous êtes vraiment “présent”, où êtes-vous dans votre cerveau ?
- La conscience est-elle un flux ininterrompu ou un clignotement très rapide ?
- Peut-on apprendre à reconnaître un autre type de conscience que la nôtre ?
Ce que la conscience nous oblige à voir
Comprendre la conscience, c’est découvrir que nous sommes plus que des neurones, mais jamais sans eux.
C’est se demander ce que veut dire être vivant, ressentir, agir. C’est repenser la place de l’expérience dans une science trop souvent fascinée par les chiffres.
Et si nous étions déjà le siège de notre propre mystère ?
Partagez en commentaire : Quand avez-vous ressenti pour la dernière fois une conscience aiguë de vous-même ? Et pourquoi ?